Pour les idéologues de l’islamisme, l’échec militaire des croisades puis du colonialisme a incité l’Occident à utiliser une autre approche pour reconquérir spirituellement et économiquement le monde musulman. La stratégie de l’Occident consiste, selon eux, à suivre à la lettre le testament de Louis IX (saint Louis), le croisé. Ce dernier, nous rappellent-ils, après avoir constaté dans un document secret l’impossibilité de conquérir les musulmans par la force, ordonna de recourir à d’autres tactiques, notamment la domination culturelle et spirituelle [1]. Louis IX était un personnage très pieux qui ambitionnait de conquérir les Lieux saints, dont Jérusalem. Son expédition contre l’Égypte en 1248 échoua à Mansourah, où il perdit la bataille. Il fut fait prisonnier, puis libéré contre rançon.

Voulant prendre sa revanche, le roi croisé organisa une deuxième expédition mais, à peine arrivée en Afrique du Nord, son armée fut décimée par la peste à Carthage (Tunisie) et lui-même ne fut pas épargné. Avant de mourir, il eut le temps de recommander aux chrétiens d’utiliser contre l’ennemi islamique des armes pacifiques – mais néanmoins efficaces – telles que l’instruction, la foi, la théologie et les langues orientales, et ceci avec un esprit critique. À ses yeux, ce n’est que par ces méthodes que l’Occident pouvait venir à bout de la résistance farouche des islamistes et assurer sa domination [2].

Ainsi, des recommandations de saint Louis sont nées les « cellules » d’orientalistes, d’islamologues et d’arabisants guidés par des missionnaires chevronnés. Avec le temps, ces cellules sont devenues de véritables institutions académiques et ont acquis une respectabilité internationale. Par contre, elles n’ont jamais gagné la confiance des islamistes, qui les soupçonnent de tronquer les textes sacrés et de faire dévier les musulmans du véritable message religieux. C’est ainsi qu’ayant perdu toute confiance en l’intérêt des Occidentaux pour leur langue et leur religion, ils ont transmis aux générations successives l’idée que le but final des émules de saint Louis était d’occidentaliser et de laïciser l’Islam, afin de mieux le pénétrer et l’asservir.

Par ailleurs, il convient de rappeler que les islamistes fondamentalistes raisonnent en théocrates et pensent que les recommandations de saint Louis constituent l’équivalent d’une « fatwa » [3] ou d’un édit religieux que la communauté chrétienne devrait, tôt ou tard, appliquer pour satisfaire la volonté de Dieu. Or, la société occidentale est laïque et n’accorde à ces recommandations qu’une valeur historique. À l’opposé, les fondamentalistes souhaitent que tout soit soumis au pouvoir de Dieu. Les valeurs culturelles auxquelles chrétiens et islamistes se réfèrent sont diamétralement opposées. D’où le dialogue de sourds, les malentendus et l’existence d’une hostilité viscérale entretenue dans l’imaginaire des tenants du christianisme et de l’islam.

La rivalité entre l’islam et le christianisme remonte à la nuit des temps. Le constat général est clair : dès sa naissance, l’islam a surpris le monde par sa vivacité et sa vocation universaliste. Sa force irrésistible a déferlé sur le globe terrestre ; des territoires immenses ont été arrachés aux chrétiens, aux hindouistes, aux Sassanides perses et aux confucianistes asiatiques. Cette vitalité conquérante est un élément supplémentaire qui explique pourquoi l’islam s’est attiré une hostilité quasi planétaire, notamment celle des chrétiens. Ces derniers ont d’ailleurs été les seuls, parmi les peuples défaits, à considérer que le prophète Mahomet était un imposteur qui aurait copié de manière éhontée le message de Jésus-Christ [4].

Plus généralement, l’Occident a considéré l’Islam comme une sorte d’épouvantail truffé de croyances insensées, barbares, irrationnelles et féodales. Cependant, il s’est vite rendu compte qu’il traitait avec un bloc religieux déterminé à reconquérir la place privilégiée qui lui revenait parmi les nations du monde. Ainsi, les ambitions démesurées de l’islamisme ont provoqué une véritable panique dans l’imaginaire occidental. La lutte entre ces deux civilisations s’est considérablement intensifiée durant cette dernière décennie. J’ajouterai que le choc culturel risque d’être plus violent si, dans l’avenir, les deux camps continuent à cultiver l’obstination, l’intolérance et le rejet mutuel. Parallèlement, à l’intérieur des pays musulmans, on assistera à une confrontation violente entre, d’une part, les fondamentalistes et, d’autre part, les tenants du rationalisme, du laïcisme et du soufisme.

Je me suis posé la question de savoir si cette étude allait contribuer, ne serait-ce que modestement, à développer le dialogue et la tolérance entre Occidentaux et musulmans et à réduire le sectarisme et la haine entre les musulmans eux-mêmes.

Apparemment tous les messages dits ou non dits sont désespérants et ne laissent aucun espace à la construction d’un dialogue interculturel. Ainsi, la deuxième guerre du Golfe, que j’ai vécue en direct de Bagdad au mois de janvier 1991, puis les crises religieuses et la confusion qui ont secoué le monde arabe m’ont convaincu qu’il était inutile d’essayer de combler le fossé de la haine qui s’est creusé entre les camps musulman et occidental. Ces deux civilisations sont en panne de communication. De plus, à l’intérieur de la oumma islamique, l’hostilité entre sunnites, chiites, wahhabites et soufis va bon train depuis des siècles. Les soufis, particulièrement, seront souvent traités d’hérétiques par les théologiens orthodoxes. Leur calvaire n’a pas cessé depuis que leur représentant, Al-Hallaj, sur qui j’ouvre une brève parenthèse, fut décapité à Bagdad en 922 pour avoir osé dire : « Je suis la vérité » (« Ana’u-al-haqu »). Il faut savoir qu’en arabe, le mot « vérité » est un terme qui se rapporte uniquement à Dieu. Même si l’intention d’Al-Hallaj était de montrer qu’il avait établi une relation directe, légitime et intime avec Dieu, les juristes islamistes de l’époque, farouches gardiens de la charia, à l’instar du fameux Ibn Taymiyya, considérèrent ce grand soufi comme un apostat. Pour eux, il méritait la peine capitale et n’était, après tout, qu’un personnage habité par le diable dont le but était de détruire les fondements de l’ordre théologique établi et cristallisé à jamais par les pieux ancêtres (les salaf).

De nos jours, et encore plus après les attentats anti-américains du 11 septembre 2001, la guerre des Occidentaux contre l’Irak, le Soudan, la Somalie et l’Afghanistan, comme les sanctions contre la Libye ou les souffrances des Tchétchènes musulmans et des Palestiniens ont plongé le monde musulman dans une profonde amertume. Les musulmans ne comprennent pas pourquoi, systématiquement, ceux qui paient le prix de la confrontation sont essentiellement des civils musulmans. Ils savent que quasiment personne, dans les pays riches, ne se soucie de leur sort, et vont jusqu’à soupçonner l’Occident de vouloir renouer avec la mentalité extrémiste des croisés du Moyen Âge. Pour contrer ce complot néo-croisé, réel ou supposé, l’arme de l’islamisme s’est immédiatement développée dans l’esprit des masses populaires.

Si les craintes de ces masses ne sont pas traitées de manière adéquate, notamment par des mesures de confiance, la contestation islamique finira par déferler comme une traînée de poudre sur le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique et, bien sûr, l’Europe. Dans ces conditions, le terrorisme et la course aux armements feront rage durant la décennie qui vient de commencer. De plus, les méthodes de combat, comme le processus de fabrication des armes, notamment chimiques, biologiques et nucléaires, seront radicalement révisés par le monde musulman. Ce dernier n’optera plus pour la construction de méga-usines d’armement facilement atteignables par des missiles de croisière ennemis, mais pour une fabrication artisanale et anarchique de ces armes, dont l’action sera aussi brutale mais limitée dans l’espace. Par conséquent, les doctrines et les concepts occidentaux classiques sur les armes de destruction massive seront complètement dépassés. Les attentats du 11 septembre nous l’ont prouvé, et qui nous dit que les forces islamiques radicales ne combineraient pas leurs attaques en transportant de petites quantités d’armes biologiques, chimiques ou radioactives dans des avions kamikazes ?

De plus, des ghettos religieux minoritaires ne manqueront pas de se renforcer au cœur même des principales villes occidentales. Certains seront tentés de les soumettre par la force. On assistera alors à des confrontations religieuses brutales.

Au début de ce millénaire, ce serait une erreur que de négliger l’importance démographique de l’islam et de son influence sur les populations. En effet, force est de constater que le nombre de musulmans était estimé en janvier de l’an 2000 à plus de 1,5 milliard d’individus dans le monde [5] et que l’islam semble s’implanter de manière progressive en occident. À titre d’exemple, aux États-Unis, on compte au début du XXIe siècle 6 millions d’Américains musulmans, talonnés par les Américains juifs, au nombre de 4,5 millions d’individus [6]. En France, la religion de Mahomet précède le christianisme protestant. Plus précisément, les statistiques montrent qu’en 1998-1999, l’Hexagone comptait environ 680 000 protestants, 450 000 juifs et 4,2 millions de musulmans. En Grande-Bretagne, l’islam concurrence, cette fois-ci, le christianisme catholique. C’est par le biais de la communauté indo-pakistanaise que l’islam s’est développé en plein cœur du pays de Shakespeare. Il a largement dépassé les 3 millions de fidèles.

Toutes ces statistiques récentes révèlent la force de l’islam à travers le monde, soit 315 millions de musulmans en Afrique (un Africain sur deux est musulman), 812 millions en Asie et plus de 350 millions en Orient et au Maghreb [7].

En outre, malgré son impopularité en Occident, l’islam continue d’attirer l’intérêt de certains chrétiens. Ces derniers, à la recherche de spiritualités mystiques orientales, à l’exemple du soufisme qui procure une paix intérieure, s’y convertissent en grand nombre et affichent publiquement leur foi. Il convient d’ajouter que certains Européens se convertissent par solidarité avec les jeunes musulmans qui souffrent du racisme. En 1991, par exemple, on comptait environ 50 000 Français [8] convertis officiellement à l’islam, et le même nombre de personnes avaient embrassé la religion de Mahomet en Grande-Bretagne et en Allemagne. En Suisse, ils étaient évalués à 8 000 sur un total de 200 000 musulmans résidants (soit 2,9 % de la population suisse) [9]. Cependant, malgré cet attrait réel de certains pour l’islam, l’Occident, dans sa majorité, continue d’éprouver un malaise profond devant le mystère islamique.

2ème Partie Prologue

Tout se confond dans l’imaginaire chrétien : l’islam est perçu tantôt comme une foi personnelle venant d’un autre âge, tantôt comme un moyen politique expansionniste visant à soumettre les chrétiens, ou enfin comme une religion qui accable des hordes de femmes voilées et les soumet à l’absurdité d’une autorité divine incontrôlable. La confusion qui règne dans l’esprit des Occidentaux découle de la façon dont l’islam a été traduit et expliqué par certains islamologues [10]. Ce domaine, en effet, a été étudié de manière subjective et passionnelle. De plus, il a été souvent confondu avec l’orientalisme, alors qu’en réalité l’islamologie et l’orientalisme sont deux matières fondamentalement différentes – dont, parfois, les domaines d’études se recoupent opportunément. Plus précisément, l’orientalisme exprime la force intellectuelle d’un Occident manipulateur et dominateur [11], alors que l’islamologie, de par ses contours illisibles et son esprit stratifié, échappe totalement à cette subjugation occidentale. Peu d’intellectuels judéo-chrétiens ont réussi à suivre jusqu’au bout le parcours initiatique qui mène à l’islam, et leur manque de clarté à cet égard n’a fait qu’alimenter la peur et les préjugés des Occidentaux envers cette religion.

L’islamologie, contrairement à l’orientalisme, ne s’arrête pas aux frontières des pays arabes ; elle déborde sur les continents africain et asiatique et bouillonne également au sein des frontières de l’Europe occidentale (Kosovo, Bosnie, Tchétchénie, etc.). Malgré l’importance de son extension géographique, l’étude de l’islam est restée enfermée entre les mains d’une poignée de doctes-intellectuels conformistes, musulmans et occidentaux, souvent liés aux pouvoirs en place. Pour le commun des Occidentaux, l’islam reste confus et représente plutôt une force ténébreuse qui menace les valeurs de la civilisation humaine.

De fait, l’intelligentsia européenne, malgré la supériorité intellectuelle qui la caractérise actuellement, semble désemparée, voire en panne d’imagination devant la complexité du phénomène islamique contemporain. Elle s’est contentée de lire l’islamisme à travers le « prisme » exclusif de l’opinion de penseurs indigènes et occidentaux. La lecture de ces sources indirectes et partiales l’a confinée dans un rôle d’observateur passif et impuissant. C’est là un fait inhabituel pour l’esprit occidental qui, je le rappelle, a réussi à s’imposer dans un domaine similaire et tout aussi compliqué : l’orientalisme.

Force est toutefois de constater que l’islamisme semble déconcerter l’intelligentsia occidentale. Face à cet adversaire insaisissable, l’Occident a toujours réagi de manière irrationnelle. Il a en effet choisi soit de se confronter militairement avec cette religion extrêmement ambitieuse afin de l’anéantir, soit de la coloniser et de l’affaiblir culturellement. Aujourd’hui, il s’illusionne à projeter ses schémas démocratiques, progressivement acquis au cours des siècles, sur un autre terrain religieux peu réceptif aux idées importées et qui a lentement sombré dans l’obscurantisme et l’autoritarisme dès le XVe siècle.

Si l’on remonte aux sources historiques, il serait plus correct de dire qu’à l’origine l’Islam devançait l’Occident dans le domaine des sciences, des arts et de la culture démocratique. La puissance musulmane, en effet, a connu dès le VIIe siècle une brillante civilisation grâce à son travail d’innovation et de traduction des œuvres humanistes gréco-latines. La pensée islamique, qui constituait le modèle de référence de l’époque, a été imitée et traduite, à son tour, par l’Occident croisé dès le XIe siècle. Cette dynamique a permis au vieux continent européen d’amorcer, plus tard, une brillante renaissance artistique, philosophique et scientifique. À l’inverse, durant la même époque, le monde musulman s’engourdissait et sombrait progressivement dans l’obscurantisme moyenâgeux. La nature du pouvoir des pays musulmans, naguère basée sur la consultation démocratique (choura), a subi des mutations qui ont amené ces pays à favoriser l’émergence d’oligarchies autoritaires au pouvoir absolu. Ces oligarchies tolèrent à peine la société civile de style occidental et sont relayées par un appareil sécuritaire tentaculaire et répressif. La corruption s’érige en mode de fonctionnement dans ce modèle de « cité policière » choisi par le monde musulman moderne. Enfin, il va sans dire que ce modèle s’entoure, pour la forme, de partis politiques, de syndicats, de médias et d’hommes de culture complaisants et peu critiques.

Partant du constat partiel, mais néanmoins réel, que je viens de décrire, les islamologues ont hâtivement conclu à l’incapacité de l’islam de s’adapter à la modernité et à l’humanisme. Cette interprétation erronée du modèle islamique a provoqué un sentiment de diabolisation et de rejet de cette religion par la majorité des Occidentaux. Dans la foulée, l’image du musulman a été caricaturée, voire déshumanisée par ces mêmes Occidentaux. À leurs yeux, le musulman est un être corrompu, hypocrite, perfide et despotique envers le plus faible. Dès lors, les qualités légendaires de sa culture et son identité sont délibérément ignorées. En effet, sa générosité, son esprit de justice et sa magnanimité sont très vite balayés du revers de la main. De plus, quasiment personne ne rappelle la dette que l’Occident a envers la civilisation musulmane dans le domaine de la philosophie, de l’astronomie, de la médecine et de l’algèbre [12].

À l’inverse, le monde islamique doit reconnaître que certains islamologues leur ont révélé leur propre culture et sont allés très loin dans l’analyse d’auteurs qui, sans eux, seraient condamnés à rester dans l’ombre. Je citerai à titre d’exemple Ibn Khaldoun, le fameux sociologue tunisien, sorti de l’ombre par W.M. de Slane [13] et Vincent Monteil ; Rumi, traduit pour la première fois vers l’anglais par R.A. Nicholson[14], et Al-Hallaj, révélé par L. Massignon. Il faut savoir qu’E. Renan, malgré ses jugements excessifs et condamnables envers les sémites (juifs et arabes), a brillamment analysé le côté rationaliste de l’école d’Averroès ; J. Berque a été inimitable dans la traduction du Coran ; enfin, des érudits comme M. Rodinson, B. Lewis, E. de Vitray-Meyerovith et d’autres ont fait des travaux exceptionnels sur les courants de pensée dans le monde musulman.

Enfin, outre les distorsions de l’image des musulmans, l’approche historique des islamologues se limite souvent aux phases particulières du wahhabisme saoudien (XVIIIe siècle), de la renaissance prônée par le cheikh Al-Afghani (XIXe siècle) ou du prosélytisme efficace des cheikhs Al-Mawdudi en Asie et Al-Banna au Moyen-Orient (XXe siècle). Ces références sont, à tort, considérées comme le point de départ de l’islamisme politique contemporain. De plus, l’impact des rationalistes libéraux et des mystiques soufis du Moyen Âge sur la société musulmane a souvent été négligé, voire méprisé, à cause des emprunts indo-européens et de l’ésotérisme qu’on leur prête. C’est précisément sur ces axes peu explorés que je baserai cette étude. Je remonterai aux sources des trois principales générations islamiques, en essayant de voir si elles diffèrent dans leurs conceptions respectives. Je tenterai ensuite d’établir que parallèlement aux générations de l’islam fondamental, un courant rationaliste soufi, spirituel et tolérant, regroupant les esprits les plus brillants de l’islam, a tenté de s’épanouir dans le monde musulman mais que tout a été fait pour qu’il soit marginalisé et cassé, voire physiquement anéanti.

Compte tenu de ce qui vient d’être exposé, l’ordre que je me propose de suivre dans les pages suivantes consistera en deux parties principales.

Dans la première partie, je m’attacherai à démontrer que la source du phénomène islamique remonte à une période historique beaucoup plus lointaine que ce qui est généralement admis. Une première génération d’islam fondateur est née au VIIe siècle avec le prophète Mahomet. Ce dernier réussit incontestablement à imposer les fondements de la foi et des institutions islamiques à Médine. L’État théocratique progressivement élaboré par Mahomet résultait, entre autres, d’une forme de révolte contre l’ordre tribal inique, profane et brutal établi dans la péninsule arabique préislamique. Je m’empresse d’ajouter que la conception de l’islam fondateur n’est guère similaire à celle des deux générations qui lui succéderont.

La deuxième génération caractérisée par l’islamisme politisé se situe au XIIIe siècle et correspond à une réaction conservatrice des musulmans, sous la houlette de l’imam rigoriste Ibn Taymiyya. En effet, face à la décadence des mœurs et à l’obscurantisme qui entraînèrent la dégradation de la civilisation musulmane en proie aux attaques des Mongols, les idées radicales d’Ibn Taymiyya triomphèrent. Le rigorisme religieux qui a prévalu par la suite chez les wahhabites saoudiens découle en droite ligne des idées d’Ibn Taymiyya.

La troisième génération d’islamisme est apparue au début du XXe siècle. Elle est la conséquence directe des injustices du colonialisme et de la mauvaise gouvernance des régimes nationalistes post-coloniaux. Cette génération, par nature élitiste, a su se montrer populiste et enracinée dans les masses avec l’islamisme asiatique d’Al-Mawdudi et, plus tard, de l’Égyptien Al-Banna, des frères Qutb et d’autres, qui ont incité les fidèles à se révolter contre l’aliénation et la dépersonnalisation imposées par l’Occident. Les émules de ces islamistes fondamentalistes naîtront au Maghreb avec les cheikhs Madani et Benhadj (Algérie), Ghannouchi (Tunisie), Yacine (Maroc). Parallèlement à ces doctrinaires, une aile opérationnelle est née sous la houlette principalement de Ben Laden, du GIA en Algérie et du Djihad islamique en Égypte.

À travers l’étude de ces trois générations d’islam théocratique, je ne manquerai pas d’examiner les problèmes particuliers du statut de la femme et du voile, ainsi que d’autres problèmes liés aux conflits armés et aux droits de l’homme.

Dans une deuxième partie, je tenterai surtout de montrer que parallèlement à l’islamisme fondamentaliste, notamment d’Ibn Taymiyya, un autre courant dit libéral et rationaliste, éclairé et tolérant, a toujours existé. Il fut inauguré par les plus brillants penseurs musulmans médiévaux et les soufis, tels qu’Averroès, Avicenne, Al Khawarizmi, Al-Hallaj, Ibn al-Arabi ou Rumi, auxquels succédèrent, des siècles plus tard, les cheikhs Al-Afghani et Abdouh ainsi que des penseurs contemporains tels que, notamment, A. Badawi ou M. Al-Jabiri. Il continue d’être la seule voie par laquelle l’Islam concurrencera pacifiquement l’Occident. Cependant, ni les théologiens orthodoxes, ni les hommes politiques musulmans n’ont accepté ces réformateurs, ces mystiques anticonformistes tendant à révolutionner l’islam dogmatique.

Dans la foulée, j’essaierai également d’éclairer le lecteur sur le phénomène suivant : les pays musulmans qui ont combattu les ordres soufis (dont l’Algérie, la Turquie, l’Égypte et la Tunisie) semblent avoir cédé un espace important à l’islamisme radical, alors que les pays et les régions qui ont convenu d’intégrer ces soufis dans la société civile (notamment Afrique de l’Ouest, Tanzanie, Maroc) ont beaucoup moins souffert de l’extrémisme religieux.

Enfin, l’originalité de l’ensemble de cette recherche ne se situe ni dans le fait d’avoir systématisé et classé en trois générations distinctes le phénomène islamique, ni dans celui d’avoir contourné le piège tendu à la majorité des islamologues, qui se sont systématiquement concentrés sur ce que j’appelle la troisième génération d’islamisme du XIXe-XXe siècle. Elle réside plutôt dans une démarche qui a tenté de pousser plus loin l’investigation en essayant de comprendre l’impact de chacune des trois générations, comme celui des rationalistes et des soufis, sur les droits de la femme musulmane, le port du voile, la place de l’individu dans la société, le statut des minorités (dhimmis), le droit des conflits armés, etc.

À la fin de cette étude, j’ai également tenté de contribuer à éclairer le lecteur sur les chances d’un apaisement des tensions, voire d’un hypothétique rétablissement de la confiance entre l’Islam et l’Occident.

 

[1] J. Ismaël, « Les sources du complot », dans revue El Moujahid, n° 28 et 29, tome 3, chaaban/ramadan 1992 (Hégire, 1411), p. 21.

[2] Jacques le Goff donne plus de précisions sur ces méthodes pour combattre les musulmans. Il évoque Pierre le Vénérable en ces termes : « Parti en Espagne pour une tournée d’inspection des monastères clunisiens nés au fur et à mesure de la Reconquista, Pierre le Vénérable conçoit le premier l’idée de combattre les musulmans non sur le terrain militaire mais sur le terrain intellectuel. Pour réfuter leur doctrine, il faut la connaître – cette réflexion, qui nous paraît d’une naïve évidence, est une audace en ce temps de Croisades ». J. le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, éditions du Seuil, Paris, 1985, p.20 ; voir aussi l’ouvrage de M. Baillard, De Cicéron à Benjamin, Presses universitaires de France, Paris, 1992, p. 76.

[3] La fatwa est une consultation juridique donnée sur un point de la charia par un mufti ou un membre du clergé académique (ouléma) ou, chez les chiites, par un ayatollah. La personne qui demande la fatwa est libre de la suivre ou de demander une « contre-fatwa ». Les fatwas les plus contraignantes sont celles qui sont confirmées, par consensus, par un collège de religieux compétents et habilités à le faire.

[4] Voir F. Gabrieli, Mahomet et les grandes conquêtes arabes, éditions Hachette, Paris, 1967, pp. 12 et suiv.

[5] Les statistiques relatives au nombre de musulmans dans le monde divergent légèrement selon qu’elles sont basées sur des données de l’ONU ou d’instituts spécialisés qui puisent leurs informations auprès des ambassades occidentales réparties à travers le monde. Par exemple, le tableau de David B. Barrett (Nations Unies) rapporté par l’Almanach populaire catholique donne pour l’année 1998 le chiffre de 1 164 622 000 musulmans à travers le monde, alors que d’autres sources basées sur le CIA World Facts Book estiment cette population à 1 678 442 000 personnes. Pour l’année 2000, cette même source évalue à 1 902 095 000 le nombre de musulmans dans le monde.

[6] Voir E. C. Arnett, Knight-Ridder News Service, citée notamment à l’adresse http://imaanorganization.tripod.com/imaan/id7.html.

[7] Voir les chiffres de l’Almanach populaire catholique basés sur le tableau de D. Barrett (Nations Unies), op. cit., p. 2.

[8] Voir « Voyage parmi les convertis », Le Monde, jeudi 9 décembre 1999 et d’autres informations dans la thèse de S. Allieri, Les convertis à l’islam, les nouveaux musulmans d’Europe, éditions l’Harmattan, Paris, 1998.

[9] Voir l’enquête réalisée par l’ACFMS sur « la Suisse « La Suisse et la présence des musulmans »

[10] Par « islamologues », j’entends les chercheurs spécialisés dans l’étude de l’islam, qu’il ne faut pas confondre avec les orientalistes. Le champ d’investigation de ces derniers est plus global, dans la mesure où ils étudient une multitude de domaines afférents à l’Orient.

[11] E.W. Said, L’orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, éditions du Seuil, Paris, 1980, p. 61.

[12] Il est à noter que le mot « algèbre » dérive du mot « al- jabr » dû au fameux mathématicien arabe Al-Khawarismi (environ 780-850).

[13] W.M. de Slane, traduction des Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, trois volumes, Paris/Alger, 1863. Traduction, également, de l’Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale du même auteur, trois volumes, Imprimerie du Gouvernement, Alger, 1852-1856. Voir aussi, pour les anglophones, la traduction d’Ibn Khaldoun par F. Rosenthal, The Muqaddima, trois volumes, Princeton University Press, Princeton, 1958.

[14] R. Nicholson, dir. de publication et traducteur, The Mathnawi of Jalaluddin Rumi, Cambridge University Press, Cambridge, 1926.